Les Cahiers d’Huntingdon – 2009

1 – Arthur Pigeon

Dire qu’elle existe toujours cette école, et qu’un lieu n’existe pas moins lorsqu’on le quitte, pas plus qu’il ne disparaît lorsqu’on le retrouve. Les jeunes filles et les jeunes garçons qui flottent dans la lumière poussiéreuse de l’été, les couloirs que prolongent invariablement d’autres couloirs et d’autres encore et qui finissent par former un incurable carré, qu’en dis-tu? Cela existe toujours. Un chien, couvert de petites plaques roses, erre dans le square à travers les papiers gommés et autres déchets jonchant le sol, – voilà ce qui forme encore, te dis-tu, un autre petit carré vert. Lorsque tu passes en revue ces murs écaillés, jamais repeints, imaginant d’ailleurs que dans quelques heures, ils ne feront plus dans tes yeux que de petites configurations, de petits dessins silencieux, ton regard se porte alors à l’horizon, vers les paysages qui veulent monter ou descendre. Tu ne peux suivre celui qui vient de traverser la route et de plonger dans le sol, tu reviens au chien rose et crois- tu, à l’essentiel de l’action. Quelque chose te bouscule encore et c’est quelque chose de vivant, tu dévies en retardant une dernière fois ce que tu sais inévitable: l’effacement des parties extérieures, l’âge du ciel, la tombée de la nuit plus profonde que tout le reste, – et tu cherches.

Encore aujourd’hui, il te paraît difficile d’admettre que chaque extrémité de cette route ait pu réunir deux mondes, et qu’à la parcourir à nouveau un jour, une heure, une seconde de ton existence, relié à la mort par un petit canal comme ces millions de petits canaux reliant les souvenirs à ton cerveau, un agréable sentiment t’envahisse. Plus tard, lorsque tu te serais éloigné, quelque chose alors tomberait sous le sens: on pleure les lieux que l’on a aimés et perdus, mais à la vue de ceux qui furent le théâtre de nos plus amers souvenirs, une espèce de bonheur s’empare de nous, convaincus que l’on n’y remettra plus jamais les pieds.

Peinture-réalisée-par-le-peintre-Benoit-Rouer

2 – Salaberry

Plus de chaussures et la lumière éteinte, chaque soir sur la mémoire des vitres, tu passes entre les mailles des mailles le banc immuable des souvenirs, le paysage et la campagne rase du village de Huntingdon. Chaque soir, comme une poupée vide, tu t’embarques dans le véhicule jaune qui laisse de grosses traces dans la neige après son passage durant l’hiver; l’air y pénètre par la porte avant pour s’enfuir par la porte arrière. A la sortie du chemin des Buermans, tu portes les yeux sur les grands réservoirs à blé qui te rappellent un peu plus la forme d’une ogive, – et le ciel, les néons bleus et rose bonbon de la ville de Valleyfield.

3 – Des Menshen seele

Le Cassavetes des Husbands ou bien : «Ecole polyvalente Arthur Pigeon» ou bien :
«It’s a pretty garden!» et les «Au jour naissant, mon désir ne fait que croître» ou :«L’air que je respire de son amour est plein».
«Nachtgesang im walde», «Des Menschen seele». Je ne sais plus ce que je ressens.
Et dans la pluie d’automne qui vient d’apparaître cette année, je commence à voir la boucle qui est en train de se boucler.
«Seele des Menschen» ou : « J’ai l’intention de revoir la lumière » ou bien : «Je pars sans demander mon reste».

Peinture-zinc-papier

4 – Saint Stan

Il nous aurait fallu des plages de repos, comme à ces fleurs les lions de tapisserie vissés aux paysages qui les ont précédés et dont nous aurions perdu la trace, de petits bouquets de roses dans le jardin d’Emerson et le ciel tendre à l’horizon, l’été clair sur le canal et les champs de fleurs sauvages où poussent encore l’asclépiade et le roncier , où le Poséidon venu s’allonger dans la neige à l’automne et les petits réservoirs d’humidité sur la route de Saint Stan laissent dans la jachère des nids de branches et d’oiseaux maigres, et tant de choses à la peine, d’images dont il nous aurait fallu taire le deuil, couchées dans des lits de rosée. Mais la nuit veut la nuit des yeux qui regardent et des mots qui s’éveillent, la nuit des mains qui s’entrechoquent au vieux carrefour du village de Saint Stan.

5 – Paysage trompant I

Les visages allaités, nous regagnons notre palimpseste, longeant sur la route du Beauharnois les orages dans la chaleur brute du mois de juin. Nous nous sommes trompés : la lumière est adorable ici, mais dans un univers aussi masqué où ne se croisent que peu d’êtres vivants, l’empreinte de la Louve a perdu de sa superbe et flotte sur le tirant d’eau. Romulus a le mors aux dents et nage dans l’eau terne tandis que nous, encore et toujours nous, voyageurs éternels à l’angle du carrefour de Sainte Barbe, nous vivons sous terre, tels ces hommes dont nous ne connaissons plus que les penchants. Les chaînes du Vermont à l’horizon ont toujours ce vent de face, et les fleurs un foyer qu’elles imaginent rempli de souvenirs.

6 – Sternenfall

Qu’est-ce que ça veut dire: «Walden»? Qu’est-ce que ça veut dire: «Citizen»?

Mais comment voient-ils? Mais comment songent-ils? Parce qu’on dit: «Sternenfall» ou bien «j’ai fait un grand tour mais j’ai fait un grand voyage».

«Tourinnes-Saint-Lambert! Tourinnes-la-Grosse! Libersart!». Comment se déplacent-ils?

Pourquoi ne puis-je les comprendre? Lorsque je les écoute, je ne les comprends pas. Pourquoi ne puis-je les voir? Lorsque je les regarde, je ne les vois pas. Pourquoi ne puis-je les retrouver? Lorsque je les cherche, je ne les retrouve pas.

.Qu’est-ce que ça veut dire? «Cortisone», ou bien : «Un poumon, vous savez, c’est très joli un poumon, c’est tout rose»

Peinture-sur-zinc-réalisée-par-Benoit-Rouer

7 – Paysage trompant II

Ils iront jusqu’au bout mais toi, tu n’iras pas plus loin. Tu fraieras ton chemin le long de nos jours à venir, jusqu’au jour difficile où je me sentirai os, bambou, libre de ton visage et sourd. Des petites vengeances que tu reconnaîtrais entre mille, tu ne retiendras que la distribution des heures et du silence dont nous nous serons réclamés. Des heures durant, tu ne soupçonneras aucune tiédeur dans les regards ni l’ombre des points dans le ciel que nous avons tant cherchés et la lumière glissant sur le cou des bêtes sauvages aux plus belles heures de l’hiver.

8 – Triangle

Pense :« Maison ». « Ivresse ». « Autre chose » !
Ou :
Qu’est-ce que tu dis ? ».
Un léger calme.
Pense : « Triangle». Pense : « Un livre de Heinrich von Kleist »
Un être s’en empare.
Pense :«  Quel sentiment merveilleux ! ». Ou :
« Voie libre » « Chemin » « Horizon ».
Pense : « A mon seul désir ».